Par Odette Mercier, proche aidante

 

Comme vous toutes, j’ai plusieurs rôles qui demandent plein de compétences différentes, mais rien d’extra-ordinaire : je suis compétente dans ces rôles, j’ai appris, j’ai des modèles. Cependant, le rôle d’être la fille de ma mère s’est transformé en un rôle de mère de ma mère. Ma mère qui est vivante du corps, morte de l’âme et de l’esprit. Ma mère de 93 ans souffre de la maladie d’Alzheimer et de démence vasculaire depuis de nombreuses années. Je ne suis pas compétente dans ce rôle, je n’ai pas appris, je n’ai pas de modèle, bref je ne veux pas de ce rôle que je vais quand même assumer.

Elle ne me reconnaît plus depuis bien longtemps. Auparavant, elle me prenait pour une intervenante du CLSC dont elle devait se méfier ! Maintenant au moins, il n’y a plus d’agressivité. Que de l’indifférence. Ce passage a été difficile, triste, tellement triste !

Pas évident de partager ce que je vis avec d’autres, impossible avec mes filles, car elles doivent elles-mêmes faire le deuil de la grand maman dont elles ont été si proches. La grand-maman qui volait à leur secours quand elles n’aimaient pas les activités au service de garde, celle qui nous accompagnait dans une multitude d’activités de famille, qui leur préparait des fraises, qui se baignait avec elles. Donc pas avec mes filles.

Avec mon conjoint ? Il m’écoute, mais il a ses propres parents vieillissants. Amies, collègues ? Certaines ont vécu la maladie d’Alzheimer d’un parent, d’autres le vivent maintenant, surtout chacun le vit différemment.
 
Avec mes sœurs, c’est nettement plus facile : la famille, c’est la base de tout. On ne se pose pas de question, on fait ce qu’il faut, au moment où il le faut. On est des filles responsables ! On est les filles de ma mère !

On se décourage parfois mutuellement, on partage nos coups de blues, on partage des vieux souvenirs, on partage des fous rires aussi. Oui, on arrive à rire des situations, parfois… De plus en plus souvent en fait.

Au début, je ne savais pas, ma mère ne savait pas, en fait personne ne savait qu’elle souffrait de cette maladie. Quelle angoisse alors pour ma mère qui pense qu’elle s’est fait voler son dentier, qui m’appelle en panique. Je laisse tout tomber, encore une fois, pour aller à la recherche du dentier… que je trouverai au fond de la poubelle ! En revenant, j’appelle mes sœurs qui me font remarquer qu’au moins elle n’avait pas vidé sa poubelle dans le conteneur de la résidence ! Quand je dis qu’on peut en rire !

Au début, on veut protéger sa dignité. Là, je dirais que je protège mon estime de moi. Suis-je une bonne fille si je ne vais pas la voir toutes les semaines ? Suis-je une bonne personne si je trouve ça lourd d’être debout près de ma mère qui ne sait même plus qu’elle existe ? Sommes-nous des monstres, car on souhaite qu’elle cesse cette existence misérable qu’elle souhaiterait elle-même terminer ? Non, moi, mes sœurs et moi, on est certaines d’être des bonnes filles, on fait de notre mieux, avec ce que nos parents nous ont donné, avec ce que notre mère nous a transmis. On est des filles responsables !

C’est plus facile maintenant, curieusement. On peut commencer à se rappeler des souvenirs, à rire, un peu comme on fait lors de funérailles. On fait le deuil de notre mère vivante, tranquillement, un jour à la fois.